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Rithy Panh & C. Bataille : L’élimination – CR de lecture par Géraud Beaudonnet

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RithyPanh_L'EliminationLe cinéaste et survivant au génocide cambodgien Rithy Panh a dédié presque entièrement son travail et son œuvre cinématographique à la reconstitution de ce passé et à la transmission de la mémoire du génocide. Citons notamment : Bophana, une tragédie cambodgienne (1996),  S-21 la machine de mort khmère rouge (2003) et plus récemment Duch, le Maître des forges de l’enfer (2011), consacré au responsable du principal camp de torture et d’extermination khmer rouge.

C’est justement pendant la détention de Duch que Rithy Panh questionne et filme sans relâche celui qui a participé à la théorisation méthodique de la torture et au recrutement des bourreaux du camp S21. De ces entretiens, Rithy Panh tire un aveu d’échec : le bourreau ne reconnaît pas sa responsabilité. Pire, il se joue de lui pour affiner sa défense devant la justice pénale. « Avec mes questions, je l’avais préparé au procès »[1]. Dans L‘Elimination (Grasset, 2012) coécrit avec le romancier Christophe Bataille, Rithy Panh troque la caméra contre la plume pour « rendre la noblesse et la dignité aux victimes »[2].

Trente ans après les faits, l’apport de L‘Elimination à la compréhension du génocide cambodgien est double. D’une part, à travers le récit de sa propre survie, il apporte un témoignage éclairant sur la nature du régime du Kampuchéa démocratique. Mais sa démarche lui permet d’aller plus loin : en quête de vérité, il interroge, se confronte avec le bourreau incarné par Duch, et veut comprendre comment un homme est poussé au crime. Il mêle à son propre témoignage une réflexion importante sur la mémoire et l’exigence de vérité. Ce dernier élément est sans doute l’apport principal de l’ouvrage.

Le témoignage d’un survivant du génocide

Rithy Panh a treize ans lorsque les Khmers rouges prennent Phnom Penh le 17 avril 1975. La prise de pouvoir des KR va immédiatement mettre fin à son enfance jusque là passée dans la relative aisance de la bourgeoisie de Phnom Penh. Son père est un ancien chef de cabinet de plusieurs ministres de l’éducation, éduqué et francophile, ce qui le place immédiatement, ainsi que sa famille, dans le camp du « nouveau peuple », cible du régime du Kampuchéa démocratique. Très rapidement, les villes sont vidées de leurs habitants, marquant le départ de l’épuration. Débute alors une période de survie dans la campagne cambodgienne, d’abord pour faire les travaux des champs dans une famille d’ « ancien peuple », puis au Nord du pays dans un « camp à ciel ouvert » où les prisonniers comparés à des outils de travail ou des animaux travaillent à des travaux de digues et creusement de lac. En quelques semaines, il perd sa famille. Lui survécu, trop âgé pour succomber et pas assez âgé pour subir l’épuisement auquel sont condamnés les adultes. Plusieurs fois, il échappe de justesse à la mort. Car c’est avant tout la famine qui emporte le plus de victimes sous le Kampuchéa démocratique : « la privation était le moyen d’extermination le plus simple, le moins coûteux, le moins explicite »[3].

Rithy Panh à travers son témoignage donne à voir une idéologie puissante et une organisation très méthodique de l’Angkar. Certains détails sont racontés par l’auteur, comme le port des lunettes qui pouvait conduire à l’arrestation puis l’exécution ou bien le port de l’uniforme de couleur marron auquel les prisonniers étaient assignés. Rithy Panh attache aussi de l’importance à la novlangue khmère rouge : ainsi les cadres Khmers rouges étaient appelés les « gardiens de travail ». La « langue ancienne n’avait pas disparu : elle s’était coulée dans une langue froide, une langue totalitaire » [4]. Il décrit les moyens par lesquels les Khmers rouges ont déshumanisé les victimes : « Pour l’Angkar, il n’y avait pas d’individus. Nous étions des éléments » [5]. Son témoignage corrobore ainsi l’image d’une exécution méthodique, à la manière du fonctionnement du camp S21.

La confrontation avec le bourreau

C’est alors vers les bourreaux que Rithy Panh doit se tourner pour comprendre l’entreprise d’élimination de masse. Dans le documentaire S-21 la machine de mort khmère rouge (2003), le réalisateur rencontre les tortionnaires, les confronte : « je crée des situations pour que les KR pensent à leur acte »[6]. Pour Rithy Panh, les gardiens conservent la mémoire des gestes. Pourtant, Duch est le grand absent du documentaire. Comme le rappelle Stéphanie Martel, l’importance du personnage de Duch est révélée à l’occasion de son procès car « sa responsabilité individuelle est engagée concernant les dizaines de milliers de victimes torturées puis exécutées à S-21, mais aussi parce qu’il représentait le chaînon manquant pour établir le lien hiérarchique qui unissait les massacres de masse aux plus hauts dirigeants du régime »[7].

Duch ressemble pourtant aux victimes qu’il a torturé et exécuté. Né en 1943 de parents paysans, élève brillant, il devient professeur de mathématiques, avant de s’engager dans le mouvement révolutionnaire. Considéré comme le meneur d’une émeute dans la province natale de Pol Pot, il est emprisonné pendant trois ans. Libéré en 1970, il prend le maquis et se retrouve un an plus tard la tête des services de sécurité de la zone spéciale contrôlée par les Khmers rouges. Jusqu’en 1975, il dirige le centre M13, où il affine les méthodes d’interrogatoire et d’exécution. Pour cela, il recrute des enfants, le plus souvent d’origine paysanne, les embrigade et les contraint à devenir gardien et tortionnaire. « Leur niveau culturel est faible, mais ils sont loyaux envers moi » confia-t-il à Rithy Panh [8]. Duch est montré par Rithy Panh comme doctrinaire et organisateur. Ces ”camarades interrogateurs” étaient contraints de torturer, sinon ils devenaient eux-mêmes coupables et étaient torturés à leur tour puis exécutés [9]. Il leur était interdit de quitter le camp, n’avaient pas d’amis, pas de loisirs. Duch se chargeait des séances de formation et d’autocritique, dont les rapports soigneusement consignés par le maître fournissent une source importante pour comprendre la machine de la mort et les horreurs perpétrés. En même temps, la torture était politisée : chaque propos de la victime était rassemblé, analysé, afin de prendre la décision appropriée. Ainsi « nul ne peut croire qu’il était un rouage parmi d’autres dans la machine de la mort »[10].

ComradeDuch
Le camarade Duch responsable de la prison d’extermination S21 sous le régime des Khmers rouges (1975-1979).

Pourtant, lors de son procès, Duch élabore une stratégie de fuite devant ses responsabilités ou feint d’avoir oublié. Pour Rithy Panh, Duch n’est pas un « monstre », c’est un homme qui a cru en la révolution et l’idéologie khmère rouge et refuse aujourd’hui de reconnaître la vérité. « Dans le monde de Duch, tout est logique, tout est à sa place, tout est classifié, détruit ou gardé. C’est un monde de pure idéologie, où la sincérité n’est pas un objectif. Tout est lisse dans son discours qu’on croirait des slogans »[11]. Ainsi pour Rithy Panh, le procès de Duch n’a pas pu faire avancer la cause de la mémoire. Rithy Panh déplore l’absence de travail de recherche sur les archives laissées en grand nombre par les Khmers rouges dans leur fuite précipitée, alors que dans le procès du gardien de Sobibor, John Demjanjuk, toutes les archives avaient été vues par les magistrats [12]. Et surtout, comment vivre sereinement lorsque les victimes des Khmers rouges croisent au quotidien leurs bourreaux qui dans leur grande majorité « ont repris le chemin des champs après avoir déposé les armes »[13] ?

« Trente ans après, les Khmers rouges demeurent victorieux […]. Mais il y a une autre façon de rendre hommage [aux victimes] : la compréhension, le travail de recherche, ce n’est pas une passion triste »[14]. Rithy Panh a consacré sa vie à organiser la parole des survivants, mais aussi celle non moins nécessaire des bourreaux, constatant la faiblesse de la justice à pouvoir élaborer une mémoire nationale. C’est dans ce sens qu’il crée à Phnom Penh le centre de ressources audiovisuelles « Bophana »[15]. Trente ans après le génocide, son récit des faits apporte une pierre supplémentaire à la compréhension du régime du Kampuchéa démocratique et fait le constat des difficultés du travail de mémoire aujourd’hui au Cambodge.

Géraud Beaudonnet, promotion ASIOC 2012-2013.

Réf. : Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, Paris, Grasset, 2012.


Notes

[1] p. 31. Arrêté en 1999, Duch a été condamné en juillet 2010 par la Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) à trente ans de prison ferme, puis en février 2012, il est finalement condamné à la perpétuité pour crime contre l’humanité.

[2] Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, Paris, Grasset, 2012, p. 95.

[3] op. cit., p. 151.

[4] op. cit., p. 156.

[5] op. cit., p. 107.

[6] op. cit., p. 19.

[7] Sur le procès des Khmers Rouges, lire les comptes-rendus de Stéphanie Martel et de Nicolas Leprêtre.

[8] L’Élimination, op. cit., p. 23.

[9] Sur les enfants khmers rouges, lire Barbara Delbrouck.

[10] L’Élimination, op. cit., p. 79.

[11] op. cit., p. 248.

[12] Le gardien ukrainien du camp d’extermination nazi de Sobibor est décédé le 17 mars 2012 à l’âge de 92 ans.

[13] op. cit., p. 191.

[14] op. cit., p. 205.

[15] Voir le site : http://www.bophana.org

S-21_0127
Prisoner Kong Saman and child, May 17 1978
© Tuol Sleng Museum of Genocide

Bibliographie

Quelques références sur le génocide cambodgien et les Khmers rouges :

  • Chandler, David, Helleu, Alexandra, Bizot, François, Margolin, Jean-Louis, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, Editions Autrement, 2002.
  • Deron, Francis, Le procès des Khmers rouges, Paris, Gallimard, 2009.
  • Kierman, Ben, Le génocide au Cambodge 1975-1979, Paris, Gallimard, 1998.
  • Locard, Henri, Le « Petit livre rouge » de Pol Pot : ou les paroles de l’Angkar entendues dans le Cambodge des Khmers rouges du 17 avril 1975 au 7 janvier 1979, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • Ponchaud, François, Cambodge année zéro, Paris, Julliard, 1977, seconde édition Paris/Pondichéry, Kailash, 1998, missionnaire catholique français, François Ponchaud est témoin de l’arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh en 1975 (ouvrage cité par Rithy Panh).
  • Thibault, Christel, L’archipel des camps : l’exemple cambodgien, Paris, Presses universitaires de France, 2008.

Films de Rithy Panh (documentaires visionnés) :

  • Bophana, une tragédie cambodgienne, documentaire de 1996.
  • La terre des âmes errantes, documentaire de 1999.
  • S21, la machine de mort Khmère rouge, documentaire de 2003.
  • Duch, le Maître des forges de l’enfer, documentaire de 2011.

Ouvrages de Rithy Panh :

  • coécrit avec Chaumeau, Christine, La machine khmère rouge : Monti Santésok S-21, Paris, Flammarion, 2003 (éd. amendée et augmentée, 2009).
  • coécrit avec Lorentz, Louise, Le papier ne peut pas envelopper la braise, Paris, Grasset, avril 2007.
  • coécrit avec Bataille, Christophe, L’Élimination, Paris, Grasset, 2012.

Références sur l’univers concentrationnaire et la mémoire des génocides citées par l’auteur :

  • Lanzmann, Claude, Shoah, film documentaire de 1985.
  • Levi, Primo, Si c’est un homme (1947), La trêve (1963), Le système périodique (1975), plusieurs traductions disponibles en français.
  • Wiesel, Edie, La Nuit, éditions de Minuit, 1957, réédité en 2007.

Géraud Beaudonnet est étudiant en Master ASIOC à l’ENS de Lyon. Il a soutenu un mémoire de 4e année à l’IEP de Rennes intitulé : “La coopération de l’Union européenne avec les ONG dans la gestion de crise” (pdf en ligne). L’exemple de CMI dans le règlement du conflit à Aceh. Ses recherches actuelles portent sur l’Indonésie. Il prépare un mémoire sur les programmes de déradicalisation des groupes islamistes indonésiens, notamment ceux visant la réintégration des prisonniers impliqués dans les réseaux terroristes et en amont dans les pensionnats d’études coraniques (pesantren). Il est invité par le département de sciences politiques de l’Université Gajah Mada à Yogyakarta de février à juin 2013.


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